le joueur

 

DOSTOÏEVSKI
Le joueur

Chapitre I

Enfin me voici rentré après quinze jours d'absence. Il y a déjà trois jours que les nôtres sont arrivés à Roulettenbourg. Je pensais qu'ils m'attendaient avec la plus vive impatience, mais je faisais erreur. Le général avait un air extrêmement désinvolte; il m'a parlé avec arrogance et m'a envoyé à sa sœur. Il est clair qu'ils ont trouvé à emprunter de l'argent. Il m'a même semblé que le général était gêné en ma présence. Maria Philippovna était tout agitée; elle m'a juste dit quelques mots, mais elle a pris l'argent, l'a compté et a écouté mon rapport jusqu'au bout. On attendait pour dîner Mezentsov, le petit Français et un Anglais; comme toujours, dés qu'on a de l'argent, on invite des gens à dîner: à la moscovite. Paulina Alexandrovna, quand elle m'a vu, m'a demandé pourquoi j'étais resté si longtemps absent et elle est partie sans attendre ma réponse. Elle l'a fait exprès, évidemment. Il faut cependant que nous ayons une explication. J'en ai gros sur le cœur.

On m'a donné une petite chambre au quatrième étage de l'hôtel. On sait ici que je fais partie de la SUITE DU GENERAL. Ils ont réussi à se faire remarquer, c'est évident. Tout le monde ici prend le général pour un richissime seigneur russe. Avant le dîner, entre autres commissions, il m'a donné deux billets de mille francs à changer. Je les ai changés au bureau de l'hôtel. Maintenant, on va nous regarder, au moins pendant huit jours, comme des millionnaires. Je suis allé chercher Micha et Nadia pour les emmener promener : mais comme j'étais dans l'escalier, le général m'a fait appeler; il avait jugé bon de s'inquiéter de l'endroit où je conduisais les enfants. Cet homme ne peut décidément pas me regarder en face; il voudrait bien, mais, chaque fois, je lui réponds par un regard tellement insistant c'est-à-dire insolent, qu'il semble perdre contenance.

Dans un discours emphatique, bourré de parenthèses, où il a fini par s'embrouiller complètement, il m'a donné à entendre que je devais promener les enfants dans le parc, à une bonne distance du casino. Pour finir, il s'est fâché et m'a dit d'un ton brusque :

—Sinon, vous les emmèneriez peut-être à la roulette. Excusez-moi, a-t-il ajouté, mais je sais que vous n'avez pas encore beaucoup de plomb dans la cervelle et que vous pourriez vous laisser attirer par le jeu. En tout cas, quoique je ne sois pas votre mentor et n'aie nullement l'intention d'assumer ce rôle, j'ai du moins le droit de désirer que vous ne me compromettiez point, si j'ose m'exprimer ainsi...

—Mais vous savez bien que je n'ai pas d'argent, ai-je répondu calmement; il faut en avoir pour perdre au jeu.

—Je vais vous en donner immédiatement, répondit le général, qui rougit légèrement; il fouilla un instant dans son bureau, consulta un carnet: il se trouva qu'il me devait environ cent vingt roubles.

—Comment allons-nous régler cela ? reprit-il. Il faut les convertir en thalers. Tenez, prenez cent thalers, cela fera un compte rond; le reste plus tard.

Je pris l'argent sans mot dire.

—Ne vous offensez pas de mes paroles, je vous prie, vous êtes tellement susceptible... Si je vous ai fait cette observation c'est, pour ainsi dire, afin de vous mettre en garde; j'y ai quelque droit...

Comme je rentrais avec les enfants, un peu avant le dîner, j'ai croisé toute une cavalcade. Les nôtres allaient visiter je ne sais plus quelles ruines. Deux calèches magnifiques, des chevaux splendides! Mademoiselle Blanche était dans l'une des calèches avec Maria Philippovna et Paulina; le petit Français, I'Anglais et notre général les escortaient à cheval. Les passants s'arrêtaient pour les regarder; ils avaient fait leur effet; mais cela finira mal pour le général. J'ai calculé qu'avec les quatre mille francs que j'ai rapportés et en ajoutant ceux qu'ils ont visiblement réussi à emprunter, ils ont maintenant dans les sept à huit mille francs; c'est trop peu pour Mademoiselle Blanche.Mlle Blanche est descendue dans le même hôtel qua nous avec sa mère; notre petit Français y loge aussi. Les garçons l'appellent monsieur le Comte; la mère de Mlle Blanche se fait appeler madame la Comtesse. Après tout, ils sont peut-être réellement comte et comtesse.

J'étais sûr que monsieur le Comte ne me reconnaîtrait pas lorsque nous nous retrouverions pour dîner. Bien entendu, le général n'aurait même pas songé à nous faire faire connaissance, ou du moins à me présenter à lui; monsieur le Comte a vécu en Russie, il sait quel petit personnage est un outchitel, comme ils disent. Au demeurant, il me connaît fort bien. Mais il est vrai qu'on ne m'attendait pas à dîner; le général avait sans doute oublié de donner des ordres, sinon il m'aurait certainement envoyé à la table d'hôte. Je suis venu de ma propre initiative et me suis attiré un regard mécontent du général. La brave Maria Philippovna m'a aussitôt désigné une place; mais ma rencontre avec Mr. Astley m'a tiré de ce mauvais pas et, par la force des choses, je me suis trouvé faire partie de leur société.

C'est en Prusse que j'ai rencontré pour la première fois cet original; nous étions assis l'un en face de l'autre dans un compartiment; je rejoignais nos amis; puis je l'ai retrouvé à la frontière française et enfin en Suisse; donc deux fois en quinze jours, et maintenant voici que je le retrouve à Roulettenbourg! De ma vie, je n'ai vu un homme ausse timide; il l'est jusqu'à la bêtise, et il le sait fort bien car il est loin d'être sot. Il est d'ailleurs d'un caractère paisible et charmant. Je l'avais fait parler, lors de notre première rencontre en Prusse. Il m'avait dit qu'il avait cet été visité le cap Nord et qu'il désirait beaucoup voir la foire de Nijni-Novgorod. J'ignore comment il est entré en relations avec le général; il me semble qu'il est très amoureux de Paulina. Quand elle est entrée, il est devenu rouge comme une pivoine. Il était très content d'être à côté de moi à table et je crois qu'il me considère déjà comme un ami intime.

Pendant le dîner, le petit Français a posé à outrance; il traite tout le monde avec dédain et sans façon. Je me souviens qu'à Moscou il aimait jeter de la poudre aux yeux. Il a discouru interminablement sur les finances et la politique russe. Le général s'est permis de le contredire une ou deux fois, mais discrètement, juste assez pour ne pas perdre définitivement son prestige.

Je me trouvais dans un état d'esprit étrange. Il va sans dire qu'avant la moitié du repas, je m'étais déjà posé l'habituelle, l'éternelle question: " Pourquoi est-ce que je traîne derrière ce général ? Il y a beau temps que j'aurais dû les quitter! " De temps en temps, je jetais un coup d'œil à Paulina Alexandrovna; elle ne faisait nulle attention à moi. Finalement, la moutarde m'est montée au nez et j'ai résolu de commettre une impertinence.

Pour commencer, je me suis brusquement mêlé à la conversation, sans y être convié, en parlant à voix haute. Je cherchais surtout à me quereller avec le petit Français. Je me suis tourné vers le général et, sans préambule, à haute et intelligible voix (je crois même que je l'ai interrompu), je lui ai fait observer que cet été les Russes se trouvaient dans la quasi-impossibilité de prendre leurs repas à la table d'hôte. Le général fixa sur moi un regard étonné.

—Si vous avez le respect de vous-même, poursuivis-je, vous vous exposerez infailliblement à des affronts et vous devrez essuyer des camouflets. A Paris, sur le Rhin et même en Suisse, les tables d'hôte sont si bien envahies par les Polonais et leurs pareils, les petits Français, que vous n'avez pas la possibilité de placer un mot, si seulement vous êtes russe.

J'avais dit cela en français. Le général me regardait d'un air perplexe, ne sachant s'il devait se fâcher ou seulement s'étonner que je me fusse à ce point oublié.

—Sans doute quelqu'un vous a-t-il donné une leçon! me dit le petit Français d'un ton dédaigneux et négligent.

—A Paris, je me suis d'abord disputé avec un Polonais, répondis-je, puis avec un officier français qui soutenait le Polonais. Ensuite, une partie des Français se sont mis de mon côté, quand je leur ai raconté que j'avais failli cracher dans le café d'un monsignor.

—Cracher ? demanda le général avec un étonnement hautain; il fit même du regard le tour de la pièce. Le petit Français me dévisagea d'un œil soupçonneux.

—Parfaitement, répondis-je. Pendant quarante-huit heures, j'ai pu croire qu'il me faudrait peut-être faire un saut à Rome pour notre affaire, aussi me suis-je rendu à la nonciature de Paris pour y faire viser mon passeport. Là-bas, j'ai été reçu par un petit abbé qui frisait la cinquantaine, maigre, à l'air glacial; après m'avoir écouté, il me pria d'attendre, d'un ton poli mais extrêmement sec J'étais pressé, mais naturellement je m'assis, sortis de ma poche L'opinion nationale et me mis à lire une violente diatribe contre la Russie. Cependant, j'entendis quelqu'un se rendre auprès de monsignor par la pièce voisine; je vis mon abbé lui faire des révérences. Je renouvelai ma requête; il me pria, plus sèchement encore, de vouloir bien attendre. Au bout d'un instant, entra un visiteur qui se trouva être un Autrichien; après l'avoir entendu, on le conduisit tout de suite en haut. Alors j'éprouvai de l'humeur; je me levai, m'approchai de l'abbé et lui dis d'un ton sans réplique que puisque Montaigne recevait, il pouvait expédier mon affaire. Là-dessus, l'abbé se détourna avec un air d'extrême surprise. Il ne pouvait tout bonnement s'expliquer comment un Russe de rien osait se comparer aux hôtes de monsignor. Du ton le plus insolent, et comme s'il se délectait de pouvoir m'offenser, il me toisa de la tête aux pieds et s'écria: " Vous ne pensez tout de même pas que monsignor va renoncer à son café pour vous ? " Alors je m'écriai à mon tour et plus fort que lui: " Sachez que je crache dans le café de votre monsignor! Je m'en moque! Si vous n'en finissez pas tout de suite avec mon passeport, j'irai le trouver moi-même! —Comment! au moment où il reçoit un cardinal! " glapit l'abbé épouvanté en s'éloignant de moi; il courut à la porte et étendit les bras en croix, pour me faire comprendre qu'il préférait périr que de me laisser passer. Alors, je répliquai que j'étais un hérétique et un barbare, et que je me souciais fort peu de tous ces archevêques, cardinaux, monsignori, etc., etc. En un mot, j'ai montré que je ne cédais pas. L'abbé me lança un regard de haine insondable, m'arracha mon passeport et l'emporta en haut. Une minute plus tard, j'avais mon visa. Je l'ai là, voulez-vous le voir?

Je sortis mon passeport et montrai le visa pontifical.

—Cependant... commença le général.

—Ce qui vous a sauvé, c'est de vous déclarer hérétique et barbare, observa le petit Français avec un léger rire. Cela n'était pas si bête.

—Je ne peux tout de même pas faire comme vos Russes qui restent là, sans oser piper mot et sont prêts, le cas échéant, à renier leur patrie. Du moins, à Paris, les gens de mon hôtel m'ont témoigné beaucoup plus de considération quand je leur ai raconté mes démêlés avec l'abbé. Et celui qui se montrait le plus désagréable avec moi à la table d'hôte, un gros seigneur polonais, a disparu à l'arrière-plan. Les Français n'ont même pas protesté quand je leur ai raconté qu'il y a deux ans j'avais vu un homme sur qui un chasseur français avait tiré, en 1812, uniquement pour décharger son fusil. Cet homme était alors un enfant de dix ans; sa famille n'avait pas eu le temps de quitter Moscou

—C'est impossible! éclata le petit Français; un soldat français ne tirerait pas sur un enfant.

—Cependant, c'est arrivé, répondis-je, c'est un honorable capitaine en retraite qui me l'a raconté, et j'ai vu moi-même la cicatrice qu'il avait à la joue.

Le Français se mit à parler avec volubilité. Le général voulut le soutenir, mais je lui conseillai de lire, à titre d'exemple, les Mémoires du général Perovski, fait prisonnier par les Français en 1812. Enfin, Maria Philippovna entama un autre sujet pour changer le cours de la conversation. Le général était très mécontent de moi, car le Français et moi nous commencions presque à vociférer. Par contre, notre dispute semblait plaire beaucoup à Mr. Astley; en se levant de table, il me proposa de boire avec lui un verre d'alcool.

Le soir, je pus m'entretenir un quart d'heure avec Paulina Alexandrovna comme je le désirais. Notre conversation se plaça pendant la promenade. Tous étaient partis au casino par le parc. Paulina s'assit sur un banc, en face du jet d'eau et permit à Nadia d'aller jouer un peu plus loin avec d'autres enfants. J'envoyai aussi Micha prés du bassin et nous demeurâmes enfin seuls.

Pour commencer, évidemment, nous parlâmes affaires. Paulina se fâcha tout bonnement quand je lui remis en tout et pour tout sept cents florins. Elle était convaincue qu'à Paris j'avais pu emprunter sur ses diamants au moins deux mille florins.

—J'ai besoin d'argent coûte que coûte, me dit-elle, il faut s'en procurer, sinon je suis perdue.

Je lui demandai ce qui s'était passé pendant mon absence.

—Rien, nous avons juste reçu deux nouvelles de Pétersbourg: tout d'abord, que grand-mère était au plus mal et, deux jours plus tard, qu'elle était sans doute morte. Ceci, nous l'avons appris par Timothée Pétrovitch, ajouta Paulina, et c'est un homme précis. Nous attendons la confirmation.

—Alors, tout le monde ici est dans l'attente ? demandai-je.

—Oui, tout et tout le monde; voilà six mois que nous n'espérons plus qu'en cela.

—Vous aussi, vous espérez? demandai-je.

—Oh! moi, je ne lui suis pas du tout parente, je ne suis que la belle-fille du général. Mais je suis sûre qu'elle ne m'oubliera pas dans son testament.

—Je crois que vous allez recevoir une grosse somme, dis-je d'un ton affirmatif.

—Oui, elle m'aimait beaucoup; mais d'où vous vient cette assurance ?

—Dites-moi, répondis-je en l'interrogeant, notre marquis, il me semble, est lui aussi initié à tous vos secrets de famille ?

—Cela vous intéresse? me demanda Paulina en me regardant d'un air froid et sévère.

—Je crois bien; si je ne me trompe, le général s'est déjà débrouillé pour lui emprunter de l'argent.

—Vos conjectures sont exactes.

—Est-ce qu'il lui en aurait donné, s'il avait ignoré l'histoire de la grand-mère ? Avez-vous remarqué, à table: trois fois, en parlant de la grand-mère, il l'a appelée la baboulinka. Quelle charmante intimité!

—Oui, vous avez raison. Dès qu'il saura que j'hérite aussi, il demandera ma main. C'est cela que vous désiriez savoir, n'est-ce pas ?

—Il en est encore à demander votre main ? Je pensais qu'il y avait longtemps qu'il se posait en prétendant.

—Vous savez parfaitement que non! répliqua Paulina avec colère. Où avez-vous rencontré cet Anglais? reprit-elle après une minute de silence

—J'étais sûr que vous me poseriez cette question.

Je lui racontai mes rencontres précédentes, en voyage, avec Mr. Astley.

—Il est timide et sentimental et il est déjà amoureux de vous, naturellement!

—Oui, il est amoureux de moi, répondit Paulina

—Et il est dix fois plus riche que le Français. Le Français a-t-il réellement de la fortune? Est-ce absolument hors de doute?

—Absolument. Il a un château. Le général me l'a encore affirmé hier. Eh bien, cela vous suffit-il?

—A votre place, j'épouserais l'Anglais.

—Pourquoi? me demanda Paulina.

—Le Français est plus joli garçon, mais c'est un gredin; tandis que l'Anglais est honnête et, par-dessus le marché, dix fois plus riche, dis-je d'un ton tranchant.

—C'est vrai, mais le Français est marquis et il a plus d'esprit, répliqua-t-elle très calmement.

—Est-ce certain ? poursuivis-je sur le même ton.

—Tout à fait certain.

Mes questions déplaisaient terriblement à Paulina, et je voyais qu'elle voulait me mettre en colère par le ton et l'étrangeté de sa réponse; je le lui dis aussitôt.

—C'est vrai, cela m'amuse de vous faire enrager. Et vous me devez une compensation pour le seul fait de vous permettre toutes ces questions et ces suppositions.

—Je me reconnais précisément ce droit de vous poser toutes les questions que je veux, répondis-je tranquillement, parce que je suis prêt à les payer le prix que vous voudrez et parce que je ne fais plus aucun cas de ma propre vie.

Paulina éclata de rire:

—Vous m'avez dit l'autre jour, sur le Schlangenberg, que vous étiez prêt, sur un mot de moi, à vous jeter en bas, la tête la première et nous étions bien à mille pieds de haut. Je dirai ce mot un jour, uniquement pour voir si vous vous exécutez et soyez certain que je montrerai du caractère. Je vous hais justement parce que je vous ai permis tellement de choses, et je vous hais encore plus parce que vous m'êtes si nécessaire. Mais j'ai encore besoin de vous, il faut donc que je vous épargne.

Elle se leva. Elle semblait exaspérée. Ces derniers temps, elle terminait toujours nos entretiens sur ce ton d'exaspération et de rancune, de rancune non feinte.

—Permettez-moi de vous demander qui est mademoiselle Blanche? dis-je, désireux de ne pas la laisser partir sans explication.

—Vous le savez fort bien. Il n'est rien arrivé de nouveau. Mademoiselle Blanche deviendra sans doute générale, si la mort de grand-mère est confirmée, naturellement; car et mademoiselle Blanche et sa mère et son cousin issu de germain, le marquis, tous savent parfaitement que nous sommes ruinés.

Et le général est éperdument amoureux?

—Ce n'est pas de cela qu'il s'agit pour l'instant. Ecoutez-moi et retenez bien ceci: prenez ces sept cents florins et allez jouer; gagnez-moi à la roulette le plus que vous pourrez; il me faut de l'argent maintenant à tout prix.

Après avoir dit ces mots, elle appela Nadia et partit au casino où elle retrouva toute notre compagnie. Moi, je pris le premier sentier sur la gauche. J'étais songeur et n'en revenais pas de ma surprise. Cet ordre d'aller jouer à la roulette m'avait comme assommé. Chose étrange, alors que j'avais tant de sujets de réflexion, je me plongeai tout entier dans l'analyse de mes sentiments envers Paulina. Il est vrai que je m'étais senti plus léger pendant ces quinze jours d'absence que maintenant, au jour de mon retour; et pourtant, pendant mon voyage, j'avais souffert comme un insensé: je courais de côté et d'autre comme si j'avais le diable à mes trousses, et, même en rêve, je la voyais continuellement devant moi. Une fois (c'était en Suisse), m'étant endormi en wagon, j'avais adressé tout haut la parole à Paulina et cela avait diverti tous ceux qui voyageaient avec moi. Une fois de plus, aujourd'hui, je me suis posé la question: " Est-ce que je l'aime ? " Et une fois de plus, je n'ai pas su y répondre; ou plutôt, pour la centième fois, j'ai répondu que je la haïssais, oui, je la haïssais. Il y a eu des instants (surtout à la fin de chacun de nos entretiens), où j'aurais donné la moitié de ma vie pour l'étrangler! Je le jure, s'il m'avait été possible d'enfoncer lentement un poignard acéré dans sa poitrine, je crois que je m'y serais délecté. Et pourtant, j'en fais serment sur tout ce qu'il y a de plus sacré, si, sur le Schlangenberg, sur la " pointe " la plus fréquentée, elle m'avait dit réellement de me jeter en bas, je m'y serais jeté aussitôt, et même avec volupté. Je le savais. Il fallait que cela se dénoue d'une façon ou de l'autre. Elle comprend admirablement tout cela et, à la pensée que je suis pleinement conscient de son intangibilité, pleinement conscient de la vanité de mes désirs, elle éprouve, j'en suis sûr, une jouissance extraordinaire; sinon, pourrait-elle, réservée et intelligente comme elle est, me traiter avec tant de familiarité et de franchise ? J'ai l'impression que jusqu'à ce jour elle m'a regardé comme cette impératrice de l'antiquité qui s'est déshabillée devant son esclave, ne le considérant pas comme un homme. Oui, il lui arrive souvent de ne pas me considérer comme un homme...

Cependant, elle m'avait confié une mission: gagner à la roulette, coûte que coûte. Je n'avais plus le loisir de me demander pourquoi ni en combien de temps il fallait gagner, ni quels calculs nouveaux avaient pris naissance dans cette cervelle toujours active. De plus, pendant ces quinze jours, il était visiblement survenu une multitude de faits nouveaux que j'ignorais encore. Il me fallait élucider tout cela, percer tout cela à jour, et le plus vite possible. Mais, pour l'instant, j'avais autre chose à faire: il fallait que je me rende à la roulette.

CHAPITRE II

A dire vrai, cela m'était désagréable: j'avais décidé de jouer, mais je ne m'attendais pas du tout à commencer pour le compte des autres. J'étais même un peu dérouté et j'entrai d'humeur fort maussade dans les salles de jeu. Tout m'y déplut dès le premier coup d'œil. Je ne peux supporter cette servilité des feuilletons du monde entier et principalement de nos journaux russes, où, presque chaque année, au début du printemps, nos feuilletonistes traitent deux sujets: premièrement, la magnificence et le luxe des salles de jeu dans les villes d'eaux du Rhin, et, deuxièmement, les monceaux d'or qui, soi-disant, s'y entassent sur les tables. Pourtant, ils ne sont pas payés pour cela: ils font simplement preuve d'une complaisance désintéressée. Ces vilaines salles sont dépourvues de toute splendeur et non seulement l'or ne s'y amoncelle pas sur les tables mais c'est à peine si on en voit. Bien sûr, de loin en loin, au cours de la saison, débarque un original, un Anglais ou un Asiatique, un Turc comme cet été, qui en peu de temps gagne ou perd des sommes fabuleuses; mais les autres ne risquent que quelques maigres piécettes et, en moyenne, il n'y a que peu d'argent sur le tapis.

Lorsque j'eus pénétré dans la salle de jeu (pour la première fois de ma vie), je restai quelque temps sans me décider à jouer. De plus, j'étais arrêté par la foule. Mais, même si j'avais été seul, je crois que je serais parti au lieu de commencer à jouer. Le cœur me battait, je l'avoue, et je n'avais pas mon sang-froid; j'étais convaincu et avais décidé depuis longtemps que je ne partirais pas de Roulettenbourg comme j'y étais arrivé; un événement radical et décisif interviendrait infailliblement dans ma destinée. Il le faut, et il en sera ainsi. Si ridicule que soit cet espoir que j'ai mis dans la roulette, je trouve plus ridicule encore l'opinion généralement admise qui estime absurde d'attendre quoi que ce soit du jeu. Pourquoi le jeu serait-il pire qu'aucun autre moyen de se procurer de l'argent, que le commerce, par exemple ? Il est vrai qu'un homme sur cent gagne. Mais est-ce que je me soucie de cela!

En tout cas, j'avais résolu d'observer d'abord et de ne rien entreprendre de sérieux ce soir-là. S'il arrivait quelque chose, ce ne pouvait être que par hasard et en passant; c'est ce que j'escomptais. De plus, il me fallait étudier le jeu lui-même; car, malgré les innombrables descriptions de la roulette, que j'avais toujours lues avec une telle avidité, je ne pouvais rien comprendre à son maniement avant de le voir de mes propres yeux.

Au premier abord, tout me parut sale, moralement sale et abject. Je ne veux pas parler de ces visages avides et inquiets qui assaillent par dizaines, par centaines même, les tables de jeu. Je ne vois décidément rien de malpropre dans le désir de gagner le plus vite et le plus possible; j'ai toujours trouvé inepte l'idée de ce moraliste repu et à l'abri du besoin qui, alors qu'on lui alléguait qu'on jouait de petites sommes, répondit: " C'est encore pis, car cela vient d'une cupidité mesquine. " Comme si la cupidité mesquine ou la cupidité large n'étaient pas une seule et même chose! C'est une question de proportion. Ce qui est mesquin aux yeux de Rothschild est l'opulence même aux miens, et pour ce qui est des gains et des pertes, les gens, non seulement à la roulette, mais partout, n'ont qu'un seul mobile: gagner ou prendre quelque chose à autrui. Le lucre et le profit sont-ils sordides en soi ? C'est une autre question. Ce n'est pas ici que je la résoudrai. Comme j'étais moi-même au plus haut degré possédé par le désir de gagner, toute cette cupidité, toute cette infamie de la cupidité, si vous voulez, m'était, dès mon entrée dans la salle, plus proche, plus familière, pour ainsi dire. Il n'y a rien de plus plaisant que de ne pas se gêner devant les autres mais d'agir ouvertement et sans retenue. Et à quoi bon se tromper soi-même ? C'est là l'occupation la plus vaine et la plus inconsidérée. Ce qui déplaisait le plus au premier coup d'œil dans toute cette racaille, c'était la gravité, le sérieux, le respect même avec lequel tous ces gens entouraient les tables de jeu. Voilà pourquoi il y a ici une distinction marquée entre le jeu de mauvais genre et celui qui est permis à un homme comme il faut. Il y a deux sortes de jeu: celui des gentlemen et celui de la plèbe, jeu cupide bon pour la roture. Ici la démarcation est très nette, et comme c'est infâme, au fond! Un gentleman, par exemple, peut risquer cinq ou dix louis d'or, rarement plus; il peut aller jusqu'à mille francs s'il est très riche, mais c'est uniquement par jeu, pour s'amuser, uniquement pour suivre le processus du gain ou de la perte; il ne s'intéresse pas du tout au fait même de gagner. S'il a gagné, il peut, par exemple, se mettre à rire à voix haute, faire part de ses remarques à l'un de ceux qui l'entourent, ou même jouer encore une fois et doubler sa mise, mais simplement par curiosité, pour observer les chances, pour faire des calculs, et non par un vulgaire désir de gagner. En un mot, il ne considère toutes ces tables de jeu, à la roulette ou au trente et quarante, que comme un divertissement organisé pour son seul plaisir. Il ne doit même pas soupçonner les appétits et les pièges sur lesquels repose la banque. Ce serait même fort élégant de sa part de s'imaginer que tous les autres joueurs, tous ces gens de peu qui tremblent pour un florin, sont des riches gentlemen comme lui et qu'ils jouent uniquement pour se distraire et passer le temps. Cette totale ignorance de la réalité et ces vues simples sur les hommes seraient, évidemment, des plus aristocratiques.

Je voyais des mères pousser en avant leurs filles, frêles et innocentes enfants de quinze ou seize ans, leur donner quelques pièces d'or et leur apprendre la marche du jeu. La demoiselle gagnait ou perdait, et se retirait ravie, toujours avec le sourire. Notre général s'approcha de la table avec une solide assurance; un valet se précipita pour lui avancer une chaise, mais il n'y fit pas attention; lentement il sortit sa bourse, lentement il en tira trois cents francs en pièces d'or qu'il mit sur le noir et gagna. Il ne ramassa pas son gain et le laissa sur la table. Le noir sortit de nouveau; cette fois encore, il laissa l'enjeu et lorsque la troisième fois ce fut le rouge qui sortit, il perdit d'un coup douze cents francs. Il se retira en souriant, très maître de lui. Je suis sûr qu'il avait le cœur barbouillé et que si la mise avait été double ou triple il n'y aurait pas tenu et aurait laissé voir son trouble.

D'ailleurs, à côté de moi, un Français gagna puis perdit environ trente mille francs avec un visage serein et sans la plus petite trace d'émotion. Un véritable gentleman ne doit pas s'émouvoir, même s'il perd toute sa fortune. L'argent doit rester tellement au-dessous du gentleman qu'il néglige presque de s'en inquiéter. Bien sur, il est parfaitement aristocratique de paraître ignorer la boue et le décor où s'agite toute cette racaille. Pourtant, l'attitude contraire est parfois aussi distingues: remarquer, c'est-à-dire regarder et même observer, fût-ce du bout de la lorgnette, toute cette vermine; mais en considérant toute cette foule et toute cette boue comme une espèce de divertissement, une représentation organisée pour le délassement des gentlemen. On peut se mêler soi-même à cette foule mais regarder autour de soi avec l'absolue conviction qu'on y est en spectateur et qu'on n'entre pour rien dans sa composition. D'ailleurs, il ne convient pas non plus d'observer avec trop d'insistance: ce serait de nouveau indigne d'un gentleman car, en tout cas, ce spectacle ne mérite pas une attention soutenue. Et, en général, il y a peu de spectacles dignes d'une attention trop soutenue pour un gentleman. Or, j'avais l'impression que tout cela méritait au contraire une attention très soutenue, surtout pour celui qui n'est pas venu seulement observer mais se joindre lui-même sincèrement et de bonne foi à toute cette canaille. Quant à mes convictions morales les plus secrètes, elles n'ont évidemment pas de place dans les considérations présentes. Soit; je dis cela pour soulager ma conscience. Mais je noterai ceci: tous ces derniers temps, j'éprouvais une violente répugnance à accorder mes pensées et mes actes à aucun critère moral . Je suis entraîné dans une autre direction...

La racaille joue véritablement de façon fort malpropre. Je ne suis même pas loin de penser que les larcins les plus ordinaires se commettent fréquemment ici autour de la table de jeu. Les croupiers, qui sont assis aux bouts de la table, surveillent les mises et font les comptes, ont un travail écrasant. De jolies fripouilles encore, ceux-là ! Ce sont des Français, pour la plupart. D'ailleurs, si je fais ces remarques, ce n'est pas du tout pour donner une description de la roulette; je m'adapte, afin de savoir comment me conduire à l'avenir. J'ai remarqué, par exemple, qu'il n'y a rien de plus banal que de voir une main se tendre brusquement par-dessus la table et s'approprier ce que vous venez de gagner. Il s'ensuit une dispute, souvent des cris et... je vous défie de prouver, en invoquant des témoins, que c'est bien là votre mise!

Au début, toute cette comédie était pour moi indéchiffrable; j'ai seulement compris tant bien que mal que l'on misait sur les chiffres, sur pair et impair et sur les couleurs. Je décidai de hasarder ce soir-là cent florins pris sur l'argent de Paulina Alexandrovna. La pensée que j'abordais le jeu pour d'autres que pour moi me désorientait. C'était une sensation extrêmement pénible et je désirais m'en délivrer au plus vite. J'avais tout le temps l'impression qu'en commençant pour Paulina je sapais ma propre chance. Est-il vraiment impossible de s'approcher de la table de jeu sans immédiatement subir la contagion de la superstition ?

Pour commencer, je sortis cinq frédérics, c'est-à-dire cinquante florins, et les mis sur pair. Le plateau tourna et ce fut le treize qui sortit... j'avais perdu. En proie à une sensation douloureuse, dans le seul but d'en finir et de m'en aller, je mis encore cinq frédérics sur le rouge. Le rouge sortit. Je mis les dix frédérics... le rouge sortit encore. Je laissai toute la somme... Ce fut de nouveau le rouge. Je reçus quarante frédérics, en mis vingt sur les douze numéros du milieu, sans savoir ce qui en sortirait. On me paya le triple. Mes dix frédérics s'étaient brusquement transformés en quatre-vingts. Mais j'éprouvai alors une sensation étrange qui me fut si intolérable que je résolus de quitter les lieux. Il me semblait que je n'aurais pas joué ainsi si j'avais joué pour moi. Je mis cependant encore mes quatre-vingts frédérics sur pair. Cette fois, ce fut le quatre qui sortit: on me compta encore quatre-vingts frédérics, j'empochai alors les cent soixante frédérics et partis à la recherche de Paulina Alexandrovna.

Ils se promenaient tous dans le parc et je ne la vis qu'au souper. Cette fois, le Français n'était pas là et le général put prendre toutes ses aises; entre autres, il jugea nécessaire de me faire remarquer encore une fois qu'il ne désirait pas me voir à la table de jeu. Selon lui, il serait gravement compromis si je perdais gros.

—Et si vous gagniez beaucoup, je serais aussi compromis, ajouta-t-il d'un ton important. Bien sûr, je n'ai pas le droit de disposer de vos actes, mais convenez vous-même... Il laissa la phrase en suspens, selon son habitude.

Je lui répondis sèchement que j'avais fort peu d'argent et qu'en conséquence je ne pourrais perdre de façon très ostensible, même si je commençais à jouer. En remontant chez moi, je trouvai l'occasion de remettre à Paulina la somme qu'elle avait gagnée et lui déclarai que je ne jouerais plus pour elle une autre fois.

—Pourquoi donc? me demanda-t-elle d'un ton inquiet.

—Parce que je veux jouer pour moi, répondis-je en la regardant avec étonnement, et cela me gêne.

—Ainsi vous persistez à croire que la roulette est notre seule issue, votre seule planche de salut? me demanda-t-elle d'un air moqueur.

Je lui répondis fort sérieusement que c'était vrai; quant à ma certitude de gagner infailliblement, j'admettais que cela parût ridicule "mais qu'on me laisse en paix! ".

Paulina Alexandrovna insista pour que je partage avec elle le gain de la journée et me tendit quatre-vingts frédérics, m'offrant de continuer à jouer à cette condition. Je refusai catégoriquement et lui assurai que si je ne pouvais pas jouer pour les autres, ce n'était pas parce que je ne voulais pas, mais parce que j'étais sûr de perdre.

—Pourtant, moi aussi, si stupide que ce soit, je n'ai presque plus d'espoir qu'en la roulette, me dit-elle, songeuse. C'est pourquoi vous devez absolument continuer à jouer, de moitié avec moi, et vous le ferez, bien entendu.

Sur ces mots, elle me quitta, sans écouter mes protestations.

 

CHAPITRE III

Cependant, hier, elle ne m'a pas une seule fois parlé du jeu. Et en général, elle a évité de m'adresser la parole. Elle n'a pas changé de manières à mon égard. Le même sans-gêne absolu quand nous nous rencontrons avec un je-ne-sais-quoi de méprisant et de haineux. Somme toute, elle ne cherche même pas a dissimuler son aversion pour moi; je le vois bien. Malgré cela, elle ne me cache pas non plus qu'elle a besoin de moi et qu'elle me garde sous la main dans un but que j'ignore. Entre nous se sont établis des rapports étranges qui me sont pour une bonne part incompréhensibles si l'on considère l'orgueil et le dédain qu'elle témoigne à tout le monde. Elle sait, par exemple, que je l'aime à la folie; elle me permet même de l'entretenir de ma passion; elle ne pourrait mieux me manifester son mépris qu en m'autorisant à lui parler de mon amour librement et sans obstacles: " Je fais si peu de cas de tes sentiments, semble-t-elle dire, que tout ce que tu peux me dire, tout ce que tu peux ressentir pour moi m'est parfaitement indifférent. " Autrefois, elle me parlait déjà souvent de ses affaires, mais elle n'était jamais entièrement sincère. Bien plus, dans son dédain pour moi, elle faisait entrer des raffinements de ce genre: elle savait, par exemple, que j'étais au courant de telle circonstance de sa vie ou d'une conjoncture qui lui inspirait de sérieuses craintes; elle me racontait elle-même en partie ces événements, si elle avait besoin de m'employer pour parvenir à ses fins, comme esclave ou comme garçon de courses; mais elle ne m'en révélait que juste ce qu'il fallait savoir à un homme employé aux commissions et, si tout l'enchaînement des faits m'était encore inconnu, si elle voyait que je me tourmentais et m'inquiétais de ses tourments et de ses inquiétudes, jamais elle ne daignait me rassurer complètement par une amicale franchise; pourtant, puisqu'elle me chargeait souvent de missions délicates et même périlleuses, elle aurait dû, à mon avis, être franche avec moi. Mais allait-elle se soucier de mes sentiments, de la part que je prenais à ses alarmes, des angoisses, trois fois pires que les siennes peut-être, que me faisaient éprouver ses soucis et ses revers!

Il y avait trois semaines que je connaissais son intention de jouer à la roulette. Elle m'avait même prévenu que le devrais jouer à sa place parce que ce n'était pas convenable qu'elle le fît elle-même. Au ton de ses paroles, j'avais remarqué qu'elle avait quelque sérieuse préoccupation et non le simple désir de jouer. L'argent en soi ne l'intéresse pas. Il y a là un but, des circonstances que je peux deviner mais que j'ignore encore. Evidemment, l'humiliation et l'esclavage dans lesquels elle me tient me donneraient (et me donnent souvent) la possibilité de l'interroger sans détour et sans façon. Puisque je suis pour elle un esclave, puisque je n'existe pas à ses yeux, elle ne peut s'offenser de mon impolitesse ni de ma curiosité. Mais, en fait, tout en me permettant de lui poser des questions, elle n'y répond pas. Parfois elle n'y accorde même aucune attention! Ce sont là nos rapports!

Hier, on a beaucoup parlé d'un télégramme, envoyé à Pétersbourg il y a quatre jours et resté sans réponse. Le général est visiblement agité et préoccupé. C'est certainement au sujet de la grand-mère. Le Français lui aussi est agité. Hier, par exemple, après le dîner, ils ont parlé sérieusement un long moment. Le Français se donne avec nous des airs incroyablement hautains et nonchalants. Comme dit le proverbe: " Vous l'accueillez à votre table, il met bientôt les pieds dessus. " Même avec Paulina, son sans-gêne va jusqu'à la grossièreté; au demeurant, il prend volontiers part aux promenades en famille dans le parc du casino, ou aux cavalcades et excursions dans les alentours. Je suis depuis longtemps au fait de quelques-unes des circonstances qui ont mis le Français en relation avec le général: en Russie, ils avaient eu l'intention de monter une usine ensemble; j'ignore si ce projet est abandonné ou s'ils en parlent encore. Outre cela, j'ai surpris par hasard une partie de leur secret de famille: le Français a effectivement tiré le général d'embarras l'an passé en lui avançant trente mille roubles pour compléter la somme dont il était redevable à la couronne lorsqu'il s'est démis de ses fonctions. Et le général est entre ses mains; mais maintenant c'est Mlle Blanche qui tient le rôle principal dans toute cette comédie et je suis sûr que je ne me trompe pas en avançant cela.

Qui est Mlle Blanche ? On dit ici chez nous que c'est une Française de qualité, qui voyage avec sa mère et qui possède une fortune colossale. On sait aussi que c'est une lointaine parente de notre marquis; quelque chose comme une cousine issue de germaine. On raconte qu'avant mon voyage à Paris, le Français et Mlle Blanche avaient des rapports plus cérémonieux, plus délicats; maintenant, leur amitié et leur parenté se montrent de façon plus directe et comme plus intime. Peut-être nos affaires leur paraissent-elles en si mauvaise posture qu'ils jugent désormais inutile de dissimuler et de nous témoigner des égards. Avant-hier, j'ai remarqué la façon dont Mr. Astley dévisageait Mlle Blanche et sa mère. Il m'a semblé qu'il les connaissait. J'ai cru même voir que notre Français lui aussi avait déjà rencontré Mr. Astley. Au reste, Mr. Astley est tellement timide, pudibond et taciturne qu'on ne peut fonder aucun espoir sur lui: on continuera à laver le linge sale en famille. En tout cas, le Français le salue à peine et ne lui accorde presque aucune attention; c'est donc qu'il ne le redoute pas. Cela se comprend encore; mais pourquoi Mlle Blanche semble-t-elle aussi l'ignorer? D'autant plus qu'hier le marquis s'est trahi: il a déclaré soudain, au cours de la conversation, je ne me rappelle plus à quel propos, que Mr. Astley était colossalement riche et qu'il le savait; c'est alors que Mlle Blanche aurait dû regarder Sir. Astley! Bref, le général est inquiet. On comprend l'importance que peut avoir maintenant pour lui un télégramme annonçant la mort de sa tante!

Quoique je fusse convaincu que Paulina évitait intentionnellement un entretien avec moi, j'ai pris un air froid et indifférent: je pensais qu'elle se déciderait brusquement à venir me trouver. Par contre, hier et aujourd'hui, j'ai tourné toute mon attention vers Mlle Blanche. Pauvre général, il est décidément perdu! Tomber amoureux à cinquante-cinq ans avec une telle violence, c'est sans aucun doute un malheur. Ajoutez à cela son veuvage, ses enfants, la ruine, les dettes, et pour finir la femme dont il s'est épris. Melle Blanche est belle. Mais je ne sais si je me ferai comprendre en disant qu'elle a un de ces visages qui inspirent l'effroi. Du moins, j'ai toujours eu peur de ce genre de femmes. Elle a environ vingt-cinq ans. Elle est grande, elle a de belles épaules, un cou et une poitrine opulents, une peau bronzée, des cheveux noirs comme l'ébène et très abondants (il y en aurait assez pour deux coiffures). Des yeux noirs, le blanc de l'œil jaunâtre, un regard effronté, des dents éclatantes, des lèvres toujours peintes; elle sent le musc. Elle s'habille d'une façon voyante, richement, avec chic, mais avec beaucoup de goût. Ses pieds et ses mains sont admirables. Sa voix, un contralto enroué. Elle rit parfois aux éclats en montrant toutes ses dents, mais le plus souvent elle reste silencieuse avec un air insolent, du moins en présence de Paulina et de Maria Philippovna. (Il court un bruit étrange: Maria Philippovna retourne en Russie.) II me semble que Mlle Blanche n'a aucune instruction, elle est même peut-être sotte mais par contre méfiante et rusée. Je crois que sa vie n'a pas été sans aventures. Pour tout dire, il se peut que le marquis ne soit nullement son parent ni sa mère sa véritable mère. Mais il paraît qu'à Berlin, où nous les avons rencontrées, elle et sa mère avaient quelques relations convenables. Quant au marquis, bien que jusqu'à présent je doute qu'il soit marquis, le fait qu'il appartienne à la bonne société tant chez nous, à Moscou, par exemple, qu'en Allemagne, hors de doute. J'ignore ce qu'il est en France. On dit qu'il possède un château. Je croyais que pendant ces quinze jours, il coulerait beaucoup d'eau sous les ponts et pourtant je ne sais toujours pas au juste si Mlle Blanche et le général ont échangé des paroles décisives. En somme tout dépend maintenant de notre situation, c'est-à-dire de la quantité d'argent que le général peut faire miroiter devant eux. Si, par exemple, on apprenait que la grand-mère est toujours en vie, je suis sûr que Mlle Blanche disparaîtrait aussitôt. Je trouve moi-même étonnant et ridicule d'être devenu si cancanier. Oh! comme tout cela me répugne! Avec quelle joie je quitterais tous ces gens et tout cela! Mais puis-je m'éloigner de Paulina, puis-je ne pas espionner autour d'elle ? L'espionnage est certainement une chose abjecte, mais je m'en moque!

Hier et aujourd'hui, Mr. Astley m'a paru étrange, lui aussi. Oui, je suis convaincu qu'il est amoureux de Paulina ! Curieux et comique, tout ce que peut parfois exprimer le regard d'un homme amoureux, timide et d'une pudibonderie maladive, au moment précis où cet homme préférerait disparaître à cent pieds sous terre que de se trahir par un mot ou par un regard. Nous croisons souvent Mr. Astley à la promenade. Il se découvre et passe son chemin, mourant d'envie très certainement de se joindre à nous. Et si on l'en prie, il décline l'offre immédiatement. Aux endroits où l'on se repose, au casino, au concert ou devant le jet d'eau, il s'arrête toujours dans le voisinage de notre banc. Où que noue soyons, dans le parc, dans la forêt, sur le Schlangenberg, il suffit de jeter les yeux autour de soi pour voir apparaître inévitablement, sur le sentier le plus proche ou derrière un buisson, la silhouette de Mr. Astley. J'ai l'impression qu'il cherche l'occasion de me parler en particulier. Ce matin, nous nous sommes rencontrés et avons échangé quelques mots. Parfois, il parle par phrases entrecoupées. Avant même de me dire bonjour il s'est écrié:

—Ah! mademoiselle Blanche!... J'ai vu beaucoup de femmes comme mademoiselle Blanche!

Il s'est tu en me regardant d'un air significatif. Que laissait-il entendre par là, je l'ignore, car à ma question:

"Que voulez-vous dire? " il a hoché la tête avec un sourire malin et a ajouté:

—C'est comme cela. Est-ce que mademoiselle Paulina aime beaucoup les fleurs ?

—Je n'en sais rien, ai-je répondu.

—Comment! Vous ne savez même pas cela? s'est-il écrié, au comble de la stupéfaction

—Non, je n'en sais rien, je n'ai pas fait attention, ai-je répété en riant.

—Hum! Cela me donne une idée.

Là-dessus, il m'a fait un signe de tête et a poursuivi son chemin. Il avait d'ailleurs l'air content. Nous parlons tous deux un exécrable français.

 
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derniere mise a jour : dimanche janvier 26, 2003 21:38:01 +0100